1950 – 1956 - L’option militaire se concrétise
Les « pacifistes » écartés, le
CEA se lance secrètement dans l’option militaire. A l’intérieur même du
CEA, des laboratoires secrets sont créés et deviendront les centres de la future « Direction des Applications Militaires ». Le financement du
CEA « militaire » est assuré par des fonds versés directement par la Présidence du Conseil, sans l’aval du Parlement où les communistes sont encore nombreux. En août 1951, un jeune député acquis aux perspectives nucléaires militaires de la France, Félix Gaillard, est nommé Secrétaire d’Etat à l’énergie atomique directement relié à la Présidence du Conseil. Ce dernier sera l’artisan du « lobby » nucléaire dans les milieux politiques français.
Dès 1952, au prétexte d’énergie civile, Guillaumat fait construire les « piles » de Marcoule où l’on fabriquera le plutonium de tout l’arsenal nucléaire français. Par la suite, avant 1958, tous les centres de recherche du
CEA consacrés à la bombe (y compris les recherches pour des sites d’expérimentation) seront créés dans la plus grande discrétion.
De son côté, en 1952, la Défense nomme un personnage clé – le colonel Ailleret – en charge des « armes nouvelles ». Ce dernier réussira à faire basculer la hiérarchie militaire vers l’idée d’un nouveau « format des Armées » autour de l’arme nucléaire alors que jusqu’à ce jour, les stratèges misaient sur les gros bataillons de fantassins et de blindés.
Radio Mana et B-III à Bruyères-le-Châtel
En juillet 1955, une mystérieuse société aux consonances polynésiennes se fait connaître en région parisienne lorsqu’elle achète un terrain à Bruyères-le-Châtel, une petite ville de la banlieue sud-ouest. L’importance des contrats de construction et des achats de matériels de Radio Mana révélait une disproportion choquante avec les fonds propres de cette société. De plus, la société devait disposer d’appuis importants puisque tous les terrains environnants furent classés en « zone agricole » donc inconstructibles. Vraisemblablement Radio Mana souhaitait écarter des voisins qui gêneraient ses futures activités.
En fait, la société Radio Mana avait été créée en septembre 1954 à l’initiative du Professeur Yves Rocard, Directeur du laboratoire de Physique à l’Ecole Normale Supérieure et conseiller du CEA, dont la spécialité était la physique théorique des ondes. Radio Mana devait fournir au gouvernement français des informations sur les effets électromagnétiques des essais nucléaires américains, russes et anglais. En 1954, la première mission de Radio Mana – d’où son nom – était de détecter les ondes électromagnétiques émises par les essais nucléaires américains des Marshall depuis Tahiti. Radio Mana avait installé ses appareils de mesure sur le motu Tahiri où accostaient les hydravions et qui a aujourd’hui disparu sous la piste de l’aéroport de Faa’a.
Officiellement, en s’installant à Bruyères-le-Châtel quelques mois plus tard, l’objectif de Radio Mana était d’étudier la détection des radiations atomiques. C’est ce qui fut annoncé à la presse. En fait, les constructions de Bruyères-le-Châtel allaient devenir le plus grand centre de recherche de la future Direction des Applications Militaires du CEA qui, dans les années suivantes, sera le centre pilote pour les essais nucléaires. On lui donnera le nom de code B-III. Selon Yves Rocard, c’est l’administrateur général du CEA, Pierre Guillaumat, qui donna ce nom de code pour éviter les curiosités des personnels du CEA civil. En effet, l’établissement CEA du Bouchet, dans une autre ville de la région parisienne, comportait deux laboratoires désignés sous l’appellation B-I et B-II, tous deux consacrés à des recherches nucléaires « civiles ». Ainsi, estimait Guillaumat, B-III serait considéré comme une extension de ces deux laboratoires, en un autre lieu, de l’établissement du Bouchet.
B-III à Hao
Le nom de code B-III n’est d’ailleurs pas étranger aux travailleurs polynésiens qui ont été embauchés sur la base arrière de Hao du temps des essais aériens. En effet, un laboratoire du Centre technique CEA de Hao portait le même nom de B-III et disposait de « cellules chaudes » à boites à gants où se manipulaient les matières nucléaires récupérées dans le « champignon ». C’était, sur l’atoll de Hao, une extension du Centre B-III de Bruyères-le-Châtel.
Radio Mana en Nouvelle-Calédonie
Mais les relations de Radio Mana avec les essais nucléaires dans le Pacifique et en Polynésie ne s’arrêtent pas à ces activités d’un laboratoire du CEA de Hao. En 1955, quatre techniciens de l’équipe de Radio Mana furent envoyés en Nouvelle-Calédonie. S’agissait-il de détecter, depuis la Pointe de l’Artillerie à Nouméa, les ondes des expériences nucléaires américaines dans l’hémisphère Nord ? S’agissait-il, par la même occasion de faire des mesures sur les retombées des premières expériences nucléaires britanniques en Australie qui avaient eu lieu en 1952 et 1953 ? Les rapports australiens et britanniques montrent en effet que les nuages radioactifs des bombes britanniques se dirigeaient vers la côte est de l’Australie et donc en direction de la Nouvelle-Calédonie. M. Bernard Ista était l’un des techniciens qui participa à cette mission calédonienne. Avant son décès, il confia à sa veuve que leur équipe détecta de sérieuses retombées radioactives en Nouvelle-Calédonie à la suite des essais britanniques.
Cette mission de Radio Mana a certainement dû faire l’objet d’un rapport officiel qui reste enfoui sous le sceau du « secret défense ». Néanmoins, les objections du ministère de la Défense sur l’absence de relation entre les essais nucléaires de Moruroa et le développement du cancer de la thyroïde chez les femmes polynésiennes peuvent être mises en doute. En effet, le ministère de la Défense avance qu’il faudrait imputer le cancer de la thyroïde à un caractère génétique particulier puisque les femmes mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie présentent le même taux important de cancer de la thyroïde que les femmes polynésiennes.