L'implantation du CEP


Le CEP, une question tabu

Aimé Grimald, Gouverneur de la Polynésie en 1964. La mise en route des chantiers du CEP se fit de facto avec l’arrivée à Papeete, le 19 juillet 1963, sur le Tahitien, d’un premier détachement du Génie de la Légion. A son retour du Sahara, Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy, lors d’une séance à l’Assemblée territoriale en août, dépose une question préalable demandant l’interdiction de l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française. Le conseiller était soutenu par son collègue, le député à l’Assemblée nationale, John Teariki.

Mal leur en prit. Le gouverneur Grimald, chef du Territoire, mit le holà en convoquant séance tenante le président de l’Assemblée Jacques Tauraa. Le gouverneur menaça de dissoudre l’Assemblée si la question préalable était débattue en séance plénière. La question fut donc retirée de l’ordre du jour et transmise à une séance ultérieure de la Commission permanente composée seulement de cinq membres.

Pour compléter le « verrouillage » du débat sur l’implantation du CEP, le 6 novembre 1963, le gouverneur Grimald annonçait la dissolution des deux partis récalcitrants : le RDPT de Pouvanaa et Pupu Tiama Maohi de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy. Le motif invoqué : ces partis seraient « des groupements qui auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ». Entre temps, en septembre 1963, un autre détachement de la Légion et des entreprises de grands travaux prenaient pied sur l’atoll de Hao pour la construction de la piste d’aviation.

Les menaces du Général

Voulait-on faire place nette des opposants à l’implantation du CEP ? L’Assemblée territoriale devait désigner un rapporteur pour l’examen en Commission permanente de la demande de l’Etat français du transfert de propriété et des compétences territoriales sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa. Fin 1963, Jacques-Denis Drollet, membre du parti dissous RDPT, fut nommé par ses pairs à cette responsabilité alors qu’il était en déplacement à Paris.

Les initiatives du gouverneur Grimald ne semblèrent probablement pas suffisantes pour couper court à la contestation, même à la Commission permanente. Lors de son audition devant la Commission d’enquête de l’Assemblée de Polynésie, Jacques-Denis Drollet révéla qu’il fut, lors de son séjour parisien, convoqué par Jacques Foccart, le conseiller du Général de Gaulle. Le représentant polynésien fut introduit secrètement à l’Elysée et se trouva tout surpris conduit devant le bureau du Général. Il raconte : « Je rencontrai le général de Gaulle qui me fit comprendre que pour les intérêts suprêmes de la Nation, il était prêt à décréter que la Polynésie française deviendrait « Territoire stratégique militaire » doté d’un gouvernement militaire si nous n’accédions pas à sa demande de transfert. Et comme ce général n’a pas la réputation de plaisanter, j’ai pris la menace ou le chantage au sérieux. Nous avions tellement lutté et payé cher pour nos acquis démocratiques que dans mon esprit, je conçus de lâcher du lest pour éviter le joug d’un gouvernement militaire. »

6 février 1964 : curieuse « cession »

De fait, la question que devait trancher la Commission permanente ne portait pas sur l’opportunité de l’implantation du CEP, mais sur les modalités de la « cession » à l’Etat français des deux atolls de Moruroa et de Fangataufa. A ce point, l’ordre du jour avait prévu également d’ajouter une discussion sur la cession à l’Etat des emprises de plusieurs pistes d’aviation de la Polynésie.

La réunion de la Commission permanente s’ouvrit le 6 février 1964. Elle était composée de cinq membres Charles Lehartel, Félix Tefaatau, Jacques-Denis Drollet, tous trois de l’ex-RDPT, et Rosa Raoult et Alexandre Legayic. Comme c’est l’habitude en Commission permanente, la séance était ouverte aux autres membres de l’Assemblée qui tout en donnant leur avis, ne participent pas au vote.

Les débats laissent apparaître l’opposition nette de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy à l’implantation du CEP qui, avec quelque clairvoyance, met en doute les promesses de développement économique mises en avant par la plupart des autres participants à cette séance historique du 6 février 1964.

Concernant la « cession » de Moruroa, le compte-rendu du débat est finalement très éclairant sur la réalité de la transaction demandée par l’Etat à l’Assemblée territoriale. La question ne porte pas tant sur l’opportunité de céder les deux atolls à l’Etat, mais bien plutôt sur les conditions de la cession, « gratuite » ou « onéreuse ». De plus, les conseillers avaient probablement été abusés puisqu’ils imaginaient que la durée des expériences serait limitée à 10 ans. Enfin, les explications de vote laissent entendre que les cinq votants auraient été d’accord pour la cession gratuite. En effet, Charles Lehartel précisa après le vote : « Je ne suis pas contre le projet lui-même, mais j’ai voté contre parce qu’on a refusé de reporter ce rapport à une séance ultérieure. »


De son côté, mais « à titre consultatif », Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy eut cette répartie cinglante : « Je n’ai plus qu’à proposer la sonnerie aux morts avec la traditionnelle minute de silence ! »


Voir la délibération février 1964, sur le site www.assemblee.pf

Les « essais propres » selon Georges Pompidou

L’ordre juridique était donc établi. Le gouverneur Grimald rendit exécutoire la délibération de la Commission permanente deux jours plus tard et l’Assemblée territoriale approuva globalement tous les rapports de la Commission permanente, « cession » de Moruroa comprise. Le 4 août 1964, les deux atolls furent classés dans le domaine de l’Etat comme terrains militaires.

Les travaux d’aménagement de Moruroa et des autres « postes périphériques » pouvaient donc se poursuivre. Il ne semble pourtant pas que l’inquiétude des conseillers territoriaux ait été apaisée. Profitant d’une tournée dans le Pacifique, le Premier ministre Georges Pompidou tint un discours étonnant devant l’Assemblée avant d’aller inspecter l’avancement des travaux de Moruroa. Affirmant que les expériences seraient sans « le moindre inconvénient », le Premier ministre donnait des assurances : « La France vous garantit que s’il devait en être autrement, les expériences seraient remises. Il ne peut être question de mettre en danger la vie des populations… »

Le mensonge était flagrant. En effet, Georges Pompidou ne pouvait ignorer toutes les mises garde de la communauté scientifique internationale et nationale, étalées dans tous les journaux depuis plus de 10 ans, qui venaient d’aboutir avec la signature à Moscou le 5 août 1963 à un traité d’interdiction des essais dans l’atmosphère.

L’exode au masculin

Jean Juventin, député maire de Papeete Les besoins en main d’œuvre de la construction des installations du CEP allaient bouleverser l’équilibre démographique et économique de la Polynésie. En masse, les hommes des communautés insulaires, pour la grande majorité sans qualification professionnelle, ont été embauchés pour ces grands travaux. Selon l’étude sociologique « Moruroa et nous », les hommes des archipels se rendaient d’abord à Tahiti pour l’embauche. Beaucoup ont été recrutés par des dizaines d’entreprises sous-traitantes et dispatchés ensuite selon les chantiers à Tahiti, Moruroa, Hao et Fangataufa.

Le Père Hubert Coppenrath qui était, à l’époque, missionnaire dans les Tuamotu rapporte qu’il ne restait dans les îles que des vieillards, des femmes et des enfants. Bientôt les familles se regroupèrent à Tahiti, à Papeete et notamment sur la commune de Faa’a où les avions du CEP débarquaient les travailleurs de Moruroa pour leurs congés. Face à cet afflux de population, les maires de l’agglomération de Papeete étaient désemparés.

Dans le même temps, l’économiste Gilles Blanchet note le « fléchissement » des activités productives. Les ventes de coprah passent de 25 000 à 16 000 tonnes en trois ans. La production de vanille chute des trois quarts. Les exportations de café vert passent de 114 tonnes en 1960 à 29 tonnes en 1964, tandis que la production nacrière se réduit des deux tiers. Et l’économiste de pointer que ce recul du secteur productif est dû principalement au manque de main d’œuvre. Tous les hommes sont à Moruroa !


 Galerie photos

Le déferlement des populations à Tahiti


Avant l’installation du CEP ici, on vivait quand même avec nos petits moyens, le phosphate, le coprah, la vanille. Mais depuis l’installation du CEP, j’ai ressenti les choses en tant que Maire ! Quand il y a eu ce déferlement des populations des îles Tuamotu, Iles-sous-le-Vent, Australes, ils avaient beaucoup de membres de la famille vers Purea, Faariipiti. Mais il fallait voir ce déferlement arriver, on a eu des problèmes de logements : ils étaient les uns sur les autres ; deuxièmement la scolarité, il a fallu créer de nouvelles écoles, il n’y avait pas assez d’écoles. Il y a eu tous ces inconvénients qui ont suivi l’installation du CEP. On n’avait pas assez d’eau, parce que la population, le nombre des habitants avait augmenté, il a fallu refaire des captages au fond de la vallée, on en a fait d’autres à Tipaerui aussi.

Jean Juventin,
instituteur à Papeete en 1966

 Glossaire

Mot 
  • CEP
  • Centre d’expérimentation du Pacifique


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