Essais nucléaires et santé. Le cas français


Lors d’une interview télévisée, l’ancien Premier ministre Pierre Messmer s’étonnait qu’on lui pose la question d’une étude de la santé des vétérans des essais nucléaires: « Pourquoi voulez-vous qu’on fasse une étude de santé puisqu’il n’y a pas de maladies dues aux essais nucléaires. C’est comme si on me demandait de faire aujourd’hui une étude sur la peste qui n’existe plus depuis des siècles. »

Etudes de l’Inserm sur le cancer en Polynésie


Avec une évidente mauvaise foi, un haut responsable français résume la position officielle de la France. Cependant, sous la pression de l’opinion publique française et internationale, le gouvernement français a commandé, à la fin des années 1990, une étude sur la mortalité et l’incidence du cancer en Polynésie française.

Cette étude en deux parties fut commandée à l’unité 521 de l’Inserm, spécialisée dans l’épidémiologie du cancer et dirigée par M. Florent de Vathaire. Pour le ministère de la défense, le recours à l’Inserm devait être un gage de sérieux et d’indépendance. Les deux rapports de cette étude, l’un sur la mortalité par cancer, l’autre sur l’incidence du cancer, n’ont pourtant pas été publiés dans le cadre des publications de l’INSERM en raison de certaines carences décrites dans la conclusion des rapports. En effet, les chercheurs de l’Inserm n’ont pas pu avoir accès à toutes les données de santé qui avaient fait l’objet de rétention de la part des autorités militaires. Ainsi, toutes les données de l’hôpital militaire Jean-Prince de Tahiti n’ont pas été fournies aux chercheurs. Dans ces conditions, l’équipe de M. Florent de Vathaire concluait provisoirement qu’il n’était pas possible d’attribuer aux essais nucléaires le développement du cancer en Polynésie. Si l’Inserm n’a pas validé cette étude, le ministère de la défense, par contre, en a fait une publicité « mensongère » mentionnant que l’« étude de l’INSERM » avait démontré la preuve de l’innocuité des essais nucléaires en Polynésie !

Par contre, les travaux des chercheurs de l’équipe de M. Florent de Vathaire ont permis d’obtenir des données utiles sur le cancer en Polynésie. Avec l’aide du Conseil œcuménique des Eglises, de « Solidarité Europe Pacifique » et du CDRPC, les deux rapports de l’INSERM ont été traduits en anglais et transmis à des chercheurs de renommée internationale. Une « relecture internationale des deux études de l’Inserm » a été publiée dans les Cahiers de l’Observatoire des armes nucléaires en janvier 2002.

Une conférence sur les essais nucléaires et la santé en 2002 au Sénat


Les chercheurs de l’Inserm avaient effectué une étude sur le cancer sur l’ensemble de la population de la Polynésie et n’avaient pas « isolé » les anciens travailleurs de Moruroa qui, vraisemblablement auraient pu subir plus de risques cancéreux que l’ensemble des Polynésiens. La création des associations – l’Aven en métropole et Moruroa e tatou en Polynésie – en 2001 a relancé les questions de santé. Une première initiative des deux associations a été d’organiser une conférence sur ce thème au Sénat le 19 janvier 2002 : cinq responsables polynésiens de Moruroa e tatou participaient à cette conférence. Pour confronter leurs expériences, les associations avaient invité des représentants de pays étrangers – Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande, Fidji.

L’expérience des pays étrangers a convaincu les deux associations de mener une action pour qu’une législation française prenne en compte les problèmes de santé consécutifs aux essais nucléaires et de préciser l’étendue et la gravité des pathologies rencontrées parmi les anciens travailleurs ou le vétérans de Moruroa.

A la date du colloque, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, composé de députés et sénateurs, diffusait un rapport sur les conséquences des essais nucléaires dont les conclusions sur le plan sanitaire confirmaient le point de vue du ministère de la défense sur l’innocuité des essais. Voici un extrait de cette conclusion se rapportant aux essais nucléaires de la France : « Ces essais ne se sont pas réalisés sans altérer l’environnement des sites utilisés et sans prendre des risques humains. On peut toutefois considérer que ces effets ont été limités, même si, quarante ans plus tard, des hommes se plaignent d’hypothétiques effets sur leur santé. »

Ce jugement des parlementaires était si scandaleux que lors de la conférence de presse annonçant la sortie de ce rapport, le 22 janvier 2002 dans les locaux de l’annexe de l’Assemblée nationale du boulevard Saint-Germain, les représentants polynésiens furent interdits « manu militari » de présence à cette conférence, sur décision des auteurs du rapports, le député Bataille et le sénateur Revol ! Cet épisode révélateur de la mauvaise foi officielle permit néanmoins davantage de publicité au point de vue polynésien en raison de la présence de la presse et de parlementaires amis.

Etude de santé de l’Aven


L’Aven avait élu comme président le Dr Jean-Louis Valatx, ancien médecin militaire présent sur le site d’essai d’In Eker (Sahara) en 1966 et directeur de recherche dans une unité de l’Inserm depuis plus de 20 ans. Le Dr Valatx avait donc les compétences scientifiques pour se lancer dans une étude de santé sur le groupe des vétérans des essais nucléaires.

De plus, un événement important concernant l’accès aux données de santé allait faciliter le travail des associations. En effet, le 4 mars 2002, la loi Kouchner sur les droits des malades autorisait la communication à tout patient, ou à ses ayant-droits, de la totalité de son dossier médical. Désormais, le sacro-saint secret médical qui réservait l’information aux seuls médecins était levé. Il fallut ensuite s’assurer que la loi Kouchner s’applique au Service de Santé des Armées… et en Polynésie française. La confirmation vint rapidement : désormais, le ministère de la défense ne pouvait plus opposer le secret militaire aux dossiers médicaux des anciens travailleurs et des vétérans de Moruroa.

Au fur et à mesure de l’avancée de ses travaux, le Dr Valatx découvrait quelques constantes quel que soit le nombre de questionnaires dépouillés : un taux de 30 % de cas de cancer chez les vétérans, soit le double de celui des hommes français de la même génération, un taux important de pathologies cardio-vasculaires et de nombreux problèmes sur la « deuxième génération ». Aujourd’hui, l’étude santé de l’Aven porte sur 1800 dossiers de vétérans. Le ministère de la défense a, dès le début, contesté les premiers résultats de l’enquête du Dr Valatx prétextant que seuls des malades avaient rempli le questionnaire d’enquête.

En août 2009, dans le cadre de la préparation des débats sur la loi Morin, l’Aven a repris l’étude de santé du Dr Valatx, décédé quelques mois plus tôt. Cette nouvelle étude s’appuie sur les déclarations des adhérents de l’Aven au moment de leur inscription et porte sur un fichier utilisable de 3250 personnes. Cette nouvelle étude recense 1232 cas de cancers atteignant 1009 vétérans dont 377 sont déjà décédés. Parmi ces 1009 vétérans atteints de cancers, 378 sont aussi atteints de maladies non cancéreuses. Sur ce même fichier de 3250 personnes, on recense 3118 maladies non cancéreuses déclarées par les vétérans, dont près de 20 % de maladies cardio-vasculaires.

Un comité de suivi sanitaire officiel


Après le colloque au Sénat de janvier 2002, les questions de santé allaient rebondir en Polynésie. Profitant d’un séjour à Paris et par l’intermédiaire du réseau protestant, les responsables de Moruroa e tatou avaient pris contact avec l’association humanitaire « Médecins du Monde ». L’objectif convenu avec le Dr Michel Brugière, directeur général, était la mise en place d’une mission humanitaire auprès des anciens travailleurs de Moruroa. En juin 2003, une première mission exploratoire du Dr Brugière à Tahiti le convainquit d’engager une action de suivi sanitaire avec Moruroa e tatou.

Quelques semaines plus tard, lors de la visite en Polynésie du Président Jacques Chirac, plusieurs centaines d’anciens travailleurs de Moruroa, soutenus par les responsables de l’Eglise Protestante Maohi, défilaient, le 26 juillet 2003,dans les rues de Papeete pour réclamer « vérité et justice » pour les victimes de Moruroa. A cette occasion le Président de la République répondit qu’il allait prendre une initiative de suivi « en concertation avec les associations ».

Officiellement, devant le risque de voir le dossier de la santé lui échapper, il fallait donc que le gouvernement prenne une initiative dans ce domaine. Le 15 janvier 2004, le ministère de la défense, conjointement avec le ministère de la santé décida la création du « Comité de liaison pour la coordination du suivi sanitaire des essais nucléaires ». Ce comité est en fait entièrement piloté par le Délégué à la sûreté nucléaire de défense, M. Jurien de la Gravière et aucune concertation préalable avec les associations n’a eu lieu.

Les deux rapports de ce Comité de liaison, désigné sous le sigle CSSEN, ont tenté d’apporter des réponses dites « scientifiques » aux inquiétudes des anciens travailleurs et vétérans de Moruroa. En fait, comme l’Aven le dénoncera, il s’agit essentiellement de réfuter tous les arguments qui contestent l’innocuité des essais nucléaires français.

Cancers de la thyroïde et essais nucléaires et Polynésie


Le 28 juillet 2006, le président Oscar Temaru lisait devant les membres de l’Assemblée de Polynésie un courrier de M. Florent de Vathaire, directeur de l’Unité 605 de l’INSERM à M. Jurien de la Gravière. Le chercheur annonçait que quelques cas de cancer de la thyroïde en Polynésie ne pouvaient trouver d’explication qu’en raison des essais nucléaires : « Nous considérons donc maintenant comme acquis le fait que les essais nucléaires atmosphériques réalisés par la France ont contribué à augmenter l’incidence du cancer de la thyroïde en Polynésie française. »

Quelques semaines plus tard, à Tahiti, M. Jurien de la Gravière annonçait que les Académies des Sciences et de Médecine avaient été chargée par ses soins de vérifier cette nouvelle étude de l’INSERM. Tout simplement, le Délégué à la sûreté nucléaire de défense soupçonnait Florent de Vathaire de ne pas se comporter en scientifique sérieux. Etonnant, car jusqu’à cette date, le ministère de la défense s’appuyait sur le fameux rapport de l’INSERM de 1998 qui apportait la confirmation que les essais nucléaires n’avaient aucun lien avec le développement des leucémies et des cancers thyroïdiens en Polynésie française.

Le 27 mars 2007, les deux Académies mettaient en doute la pertinence des travaux de M. Florent de Vathaire. De son côté, M. Jurien de la Gravière confiait une étude sur le cancer de la thyroïde en Polynésie française aux deux Académies, considérées comme plus « sérieuses » que l’épidémiologiste du cancer de l’Inserm, spécialiste de la Polynésie depuis une quinzaine d’années !

Etude officielle sur la santé des vétérans


Les remises en cause de l’innocuité des essais nucléaires venant de toutes parts, y compris du côté d’organismes aussi officiels que l’INSERM, le ministère de la défense a repris l’initiative, fin 2006, pour organiser une étude de santé auprès des vétérans des essais nucléaires.

La méthode du ministère est une constante depuis le début des essais nucléaires : la défense doit maîtriser la recherche de A à Z. En premier lieu, c’est le ministère de la défense qui fournit lui-même le protocole d’étude, le groupe de personnels des essais qui fera l’objet de l’étude, le déroulement de l’étude et la publication des résultats.

En second lieu, après un appel d’offre auquel aucun organisme scientifique de renom ne pourrait répondre en raison des conditions imposées, c’est le ministère de la défense qui choisit l’équipe de chercheurs attributaire de l’étude.

L’organisme choisi est Sépia-Santé qui ne s’est, jusqu’à ce jour, jamais fait remarquer par des études spécialisées dans le domaine nucléaire, mais ce choix du ministère servira à « démontrer » l’indépendance de l’étude. Bien évidemment, des parlementaires se sont vanté – plus d’un an après l’appel d’offre – d’avoir « arraché » cette étude au ministre de la défense, histoire de faire valoir leur action auprès des « vétérans-électeurs » ! En raison des conditions posées par le ministère de la défense - seuls ceux qui portaient un dosimètre sont inclus dans l’étude, les personnels des essais au Sahara et les personnels polynésiens sont exclus - l’étude confiée à Sépia-Santé n’aura pas la qualité « scientifique » que le ministère voudra bien lui attribuer.

L’affirmation obstinée de l’innocuité des essais français


La position de la France sur la relation entre les essais nucléaires et la santé n’est pas « originale ». Mis à part, l’URSS et la Chine dont on sait que leurs gouvernements faisaient peu de cas de la vie humaine au regard des impératifs d’Etat, les deux autres puissances nucléaires du « camp occidental » - Etats-Unis et Royaume-Uni – ont pratiqué les mêmes dénégations pendant des décennies.

Sous la pression des associations de victimes, des milieux scientifiques, des habitudes de recours à la justice et de parlementaires convaincus, les Etats-Unis ont fini par reconnaître, en 1988, dans leur législation même les risques sanitaires de leurs essais nucléaires. De son côté, le gouvernement du Royaume-Uni s’est engagé sur la même voie en finançant des études de santé totalement indépendantes et en reconnaissant, tout récemment en 2008, les effets sanitaires de ses essais sur plus d’une centaine de vétérans.

Il est probable que la France prendra le même chemin lorsque ses responsables politiques – au plus haut niveau – auront la sagesse de renoncer au « négationnisme » actuel. Car ce négationnisme est toujours d’actualité. Dans une enquête de Lucile Guichet publiée dans La Dépêche de Tahiti du 3 juin 2008, l’adjoint à la communication de M. Jurien de la Gravière déclarait : « Les témoignages d’anciens travailleurs sont très sincères, mais ils veulent trouver un responsable aux maux dont ils souffrent. Ce qui peut se comprendre : c’est rassurant. Je crois que l’on n’arrivera jamais à convaincre ces gens-là que leurs maladies ne sont pas liées aux essais nucléaires. »


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 Pour savoir plus

 Glossaire

Mot 
  • CSSEN
  • Comité de liaison pour la coordination du suivi sanitaire des essais nucléaires
  • Dosimètre
  • Appareil utilisé pour effectuer des mesures de rayonnements ionisants auxquels une personne a pu être exposée. Divers types de dosimètres ont été utilisés au CEP à simple lecture optique ou sur films qui peuvent être conservés.
  • INSERM
  • Institut national de la santé et de la recherche médicale


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